LE DIALOGUE AVEC LES NON-CROYANTS A L’AUBE DU NOUVEAU MILLÉNAIRE

Mgr Franc RODÉ (Archevêque du Ljubljana, Slovénie)

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" La chute du communisme met en question tout l’itinéraire culturel, social et politique de l’humanisme européen, marqué par l’athéisme, non seulement sous sa forme marxiste, mais aussi sous celle du libéralisme occidental, et montre dans les faits qu’on ne peut séparer la cause de Dieu de celle de l’homme ". C’est ainsi que s’exprimait le Cardinal Rouco Varela lors du récent Synode des évêques européens (Rapport avant le débat général, I, 1).

Cet humanisme immanentiste, selon l’expression de l’archevêque de Madrid, qui est à la base tant du libéralisme philosophique que du marxisme, a conduit l’Europe à une situation grave. Dans ce contexte se sont largement développés le nihilisme en philosophie, le relativisme devant la vérité, le scepticisme devant les principes moraux, l’hédonisme cynique dans les comportements quotidiens.

En effet, le déclin de Dieu dans la conscience moderne a conduit à une surévaluation de la subjectivité, vue comme source et fondement de la vérité. La liberté est conçue comme l’affranchissement de toute loi extérieure. Aussi, les centres modernes du pouvoir politique, économique et médiatique se considèrent-ils facilement libres de toute valeur et de toute norme qui ne soit pas au service de leur influence et de leurs intérêts. Dans notre siècle, le national-socialisme et le communisme ont été les expressions les plus radicales de ce type de pouvoir. Mais les démocraties actuelles ne sont pas à l’abri de la violation des droits de l’homme et des normes qui les protègent.

La question se pose de savoir sur quoi construire la vie s’il n’y a aucune vérité qui vaille, aucune valeur absolue, aucune motivation à l’agir ? Et comment dialoguer en l’absence de tout point commun ? Lors de la dernière Assemblée des évêques de France à Lourdes, un jeune prêtre définissait ainsi la situation actuelle : " Dans le passé nous nous trouvions devant les questions posées par la non-croyance, actuellement nous nous trouvons devant les non-questions de l’indifférence ".

Depuis l’avènement de la modernité le dialogue se basait sur la question de la vérité : dialogue entre la vérité de la foi et la vérité de la raison, dialogue œcuménique entre la vérité catholique et la vérité des Églises protestantes, sur la base de l’Écriture Sainte. À la base de ce dialogue était toujours la reconnaissance d’une vérité objective qui ne peut être monopolisée par aucun des interlocuteurs, car elle les transcende tous. Aussi il était admis qu’il est possible de recevoir quelque chose de l’autre et, d’abord, de l’écouter. En reconnaissant surtout que toute vérité est toujours perçue d’une manière imparfaite, et donc susceptible d’être mieux comprise.

Dans ce contexte, on aimait à se référer à la pensée de saint Thomas sur l’expression toujours imparfaite de la vérité, affirmant que derrière toute formulation il y a une vérité plus riche que les mots ne peuvent contenir. " Actus credentis non terminatur ad enuntiabile sed ad rem " (Somme théol. II, q. I, art. 2, ad 2). L’acte du croyant ne vise pas l’énoncé, mais la chose, le mystère jamais parfaitement exprimé. Un approfondissement est toujours possible au moyen du dialogue.

Selon saint Thomas même l’erreur peut apporter sa contribution à la saisie de la vérité, car il y a toujours une parcelle de vérité dans l’erreur. " Impossibile est aliquam cognitionem esse totaliter falsam, absque admixtione alicuius veritatis " (Somme théol. II-II, q. 172, art. 6). Il est impossible qu’une connaissance soit totalement fausse, sans être mélangée d’une certaine vérité. C’est ce qui rend possible le dialogue avec des systèmes de pensée très divergents.

Autre est la situation lorsque les divergences portent sur le concept même de vérité. C’est ce qui arrive avec la pensée moderne qui érige le principe d’immanence en absolu. Selon ce principe, l’autonomie absolue du sujet est la source unique de la vérité. En fait, c’est la négation de la vérité objective. Comment dialoguer alors que les interlocuteurs ne se font plus la même idée de la vérité et ne s’accordent pas sur les fondements mêmes de la raison ?

Faut-il, alors, renoncer au dialogue, laissant le non-croyant dans son indifférence et son nihilisme ? Jean-Paul Il ne le pense pas qui nous encourage à " garder assez de confiance en l’homme, dans sa capacité d’être raisonnable, dans son sens du bien et de la justice, dans sa possibilité d’amour fraternel et d’espérance, pour miser sur le recours au dialogue " (Message pour la Journée de la Paix, 1983).

Mais il faut reconnaître également que le seul dialogue intellectuel, dans ces conditions de non-questions de l’indifférence, ne suffit pas. Pour la masse des non-croyants indifférents à la vérité, d’autres voies doivent être tentées. Dialogue au moyen de l’art chrétien comme expression du mystère porteur d’un message de salut qui traverse les siècles et parle un langage toujours actuel et accessible, surtout dans notre civilisation de l’image.

Dialogue par le spectacle d’une action liturgique, empreinte de beauté et de recueillement. C’est une excellente présentation de la foi en acte, comme témoigne Paul Claudel dans le récit de sa conversion : " Le grand livre qui m’était ouvert et où je fis mes classes, c’était l’Église. Louée soit à jamais cette grande Mère majestueuse aux genoux de qui j’ai tout appris. Je passais tous mes dimanches à Notre-Dame… et voilà que le drame sacré se déployait devant moi avec une magnificence qui surpassait toutes mes imaginations. C’était la plus profonde et la plus grandiose poésie, les gestes les plus augustes qui aient jamais été confiés à des êtres humains. Je ne pouvais me rassasier du spectacle de la messe et chaque mouvement du prêtre s’inscrivait profondément dans mon esprit et dans mon cœur… Tout cela m’écrasait de respect, de joie, de reconnaissance, de repentir et d’adoration ! "

Dialogue par la charité effective qui sait " découvrir par-delà toutes les frontières des visages de frères, des visages d’amis ", comme disait Jean XXIII. Dialogue par la joie qui est l’atmosphère normale de l’Église. Dans ce monde de tristesse et d’ennui, l’Église est " source de joie, de toute joie qui est destinée à ce monde ", comme dit Bernanos. Jamais le christianisme n’aurait franchi les frontières de la Palestine, s’il n’était pas, dans son essence, une promesse de joie offerte à l’humanité. L’est-elle toujours dans nos pays de vieille chrétienté ?

Dialogue par l’espérance avec le non-croyant en proie à la lassitude, ou bien pris dans un mouvement de révolte et de colère contre l’existence, marquée par la finitude. Enfermé dans le " bagne matérialiste " (Claudel), il aspire néanmoins à l’infini. C’est Dieu qui est l’infini de l’homme, son seul gage d’éternité. Par la foi, il a accès à Dieu, qui lui donne " un avenir et une espérance " (Jer 29,11). Avec l’avenir, il lui rend aussi le présent. Car à la lumière de la foi les événements les plus humbles de la vie acquièrent un sens et ce temps éphémère porte déjà une saveur d’éternité, avec la promesse d’un accomplissement sans nom.