Langage et communication

di Patrick de Carolis

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Eminences,

Excellences,

Mesdames et Messieurs,


C’est évidemment un immense honneur, pour un homme de télévision, français de surcroît, de prendre aujourd’hui la parole, ici à Rome, sur le mont capitolin et devant les plus hautes autorités de l’Eglise Catholique. J’ai d’ailleurs pu constater avec soulagement que l’arrivée d’un gaulois sur le Mont Capitole ne déclenchait plus la colère des oies sacrées ! 

Aussi avant tout propos liminaire je tiens à remercier tout particulièrement et très sincèrement.

Son Excellence Monseigneur Gianfranco Ravasi, Président du Conseil Pontifical de la culture qui a bien voulu m’inviter à ouvrir cette Assemblée Plénière. L’honneur est grand, je l’ai dit. Honneur d’autant plus grand que dans quelques jours à peine son Excellence Monseigneur Ravasi doit être élevé à la pourpre cardinalice par Sa Sainteté Benoît XVI. Aussi je m’autorise, Excellence, à vous adresser d’ores et déjà mes félicitations et j’espère que mon propos saura se montrer digne de la confiance que vous me témoignez.

Permettez moi de saluer mon confrère Aldo Grasso du Corriere della Sera et le Révérend Père P. Lloyd Baugh qui ont bien voulu participer à ce débat à mes côtés. Enfin je veux saluer et remercier tout particulièrement notre consœur catalane, Madame Marta Nin, qui nous fait l’honneur et l’amitié d’animer notre débat. 

Il ne peut pas être question pour moi, ici devant vous, de me lancer dans un exposé magistral qui prétendrait donner des clés, à plus forte raison des recettes pour conduire je ne sais quelle politique de communication. Un tel propos serait, ici, aussi déplacé que présomptueux. 

Non je souhaite simplement vous faire part d’une expérience personnelle. Celle d’un homme de télévision qui a tenté tout au long de son parcours d’utiliser un média de masse pour permettre au public le plus large et le plus populaire de s’approprier les hauts lieux de la culture mondiale. Car, si vous me permettez de paraphraser ce qu’Albert Camus écrivait dans son Discours de Suède ; « contrairement au préjugé courant les hommes de culture, comme les artistes, n’ont pas droit à la solitude, car l’art, écrit Camus, et permettez moi d’ajouter la Culture, ne peuvent pas être des monologues ».

Briser ce préjugé dénoncé par Albert Camus et faire en sorte que chacun puisse engager un dialogue avec la Culture n’est pas une idée qui allait de soi dans le monde de la télévision. C’est pourtant elle qui a présidé à la création de l’émission culturelle des Racines et des Ailes et guidé toute la politique que j’ai conduite à la tête du groupe France Télévisions pendant ces cinq dernières années.

Il faut bien dire qu’en France la Culture c’est d’abord le Livre et toute tentative pour faire une place à la culture sur les écrans de télévision déclenche immédiatement le scepticisme quand ce n’est pas l’ironie. 

J’ai à ce sujet deux anecdotes qui illustrent assez bien cet état d’esprit.

Lorsqu’il y a 13 ans de cela, j’ai proposé de baptiser mon nouveau magazine des Racines et des Ailes en m’inspirant d’un très beau poème sanscrit qui dit que la plus belle chose que l’on puisse donner à ses enfants ce sont justement des racines et des ailes, le directeur des programmes de l’époque a levé les mains au ciel en disant : « Mais tu n’y penses pas ce n’est pas un titre pour la télévision, c’est beaucoup trop littéraire… »

Enfin lorsque une fois le titre du magazine accepté, je lui ai proposé d’aller placer mes caméras au cœur du musée Louvre pour la première émission, il m’a regardé l’air effaré et m’a dit : « Filmer un musée ? En première partie de soirée ? Là où nous avons le plus grand nombre de téléspectateurs. C’est de la folie et ça ne marchera jamais. »

Non seulement l’émission a marché mais elle existe toujours treize ans plus tard et elle réunit chaque fois plusieurs millions de téléspectateurs.

Si je vous raconte cela, ce n’est pas pour tomber, devant vous, dans le péché d’orgueil, c’est simplement pour dire qu’un message peut être exigeant et captiver un très large public. Un public qui de lui-même n’oserait pas s’aventurer dans des lieux ou sur des sujets dont il imagine qu’ils lui sont interdits ou pire qu’ils ne l’intéressent pas à priori. Or la chose est possible et le succès phénoménal, je n’ose pas dire miraculeux, du film des Hommes et des Dieux  qui raconte la marche vers le martyre de la communauté des moines de Tiberine, montre que l’on peut toucher des millions de téléspectateurs (ils sont déjà trois millions en France) avec des sujets de la plus haute portée spirituelle. Je suis fier que ce film ait été financé par France Télévisions et sous mon mandat.

En effet, j’ai la ferme conviction que l’on peut conduire jusqu’au sommet de la pensée et de la création des hommes et des femmes que rien ne destinait à les gravir.

Pour cela il faut :

1- Leur parler.

2- Les accompagner.

3- Les guider et établir avec eux un lien de confiance. 

Les membres de cette éminente assemblée peuvent, je crois, entendre ce que je vais leur confier. Chaque fois que je prie, je ne demande qu’une seule chose à Dieu, qu’il éclaire ma route afin que je puisse avancer dans sa lumière.

Or je crois que chacun d’entre nous doit, à son tour et à sa mesure, éclairer la route de ceux qui, pour toute sorte de raison, voient plus mal que nous et marchent à tâtons. 

Aussi, à la place qui m’était assignée et avec les moyens que mon métier mettait à ma disposition, j’ai essayé d’éclairer la route de millions de téléspectateurs sur les chemins de la connaissance, de la culture et de la beauté.

L’aspiration à la culture et à l’émotion artistique sont essentielles à me yeux car elle manifeste de façon sensible cette soif de transcendance qui habite tous les hommes. André Malraux disait en substance, « la littérature, comme toute forme d’art est là pour nous dire que la vie (telle qu’elle est) ne suffit pas » C’est à cette aspiration qu’un média de masse comme la télévision qui flatte trop souvent nos plus bas instincts doit aussi pouvoir répondre. En cela, elle sauve son honneur et démontre son utilité sociale.

Mais la télévision n’est pas responsable de tous les maux car la culture est trop souvent, en France notamment, la chasse gardée d’une élite formée à ne s’adresser qu’à elle-même et à ce que Stendhal aurait désigné sous l’anglicisme de quelques  Happy Few. Or mon rôle a été de convaincre ces hommes et ces femmes de savoir ouvrir les lieux dont ils avaient la garde mais aussi de les aider à partager les trésors de science et d’Humanité qu’ils possédaient.

Pour cela je leur ai demandé de se défaire du sentiment d’excellence, pour ne pas dire de supériorité, qui les habitait parfois.

Je leur ai demandé d’abandonner la langue technique de leur spécialité ou de leur profession et j’ai tenté de les convaincre d’oublier le jugement de leurs confrères pour ne s’adresser qu’au seul téléspectateur. Tout comme les vêtements que l’on porte trahissent un statut social et crée immédiatement une distance, les mots peuvent, en effet, se transformer parfois en uniformes de la pensée.

Aussi, tous ceux qui sont intervenus dans mes émissions ont accepté de parler juste mais simple rendant ainsi leur message directement assimilable par le public. 

Pour faire passer un message complexe à la télévision, je ne connais qu’une seule règle : toujours partir de l’Humain car seul ce qui est humain peut-être directement partagé. Ce genre d’affirmation sortie de son contexte peut paraître aussi creuse que péremptoire mais c’est une affirmation très concrète. En effet,  cela revient à raconter des histoires et à permettre à chaque individu de s’identifier ou de se projeter dans l’autre. Dans le cadre de mes émissions je racontais soit les parcours d’hommes et de femmes ayant vécu dans le passé, soit les parcours d’hommes et de femmes en contact permanent avec la beauté du monde et le monde des idées.

En effet lorsque j’ai eu à parler de la beauté des choses, qu’il s’agisse d’une ville, d’un monument ou d’une œuvre d’Art, j’ai toujours construit mes émissions autour du rapport qu’entretenaient les Hommes avec ces choses là. Si vous voulez capter l’attention du public et lui faire regarder le détail d’une architecture, le style d’un meuble ou la composition d’un tableau, vous devez d’abord et avant tout lui raconter une histoire et une histoire humaine. C’est ce que dans notre jargon professionnel nous appelons « l’éditorialisation. »

Pour ce faire il m’a fallu trouver des savants, des historiens ou des artistes qui savaient raconter des histoires et qui avaient non seulement la faculté d’être de véritables passeurs mais aussi la volonté d’être compris. Une fois que vous avez trouvé votre « passeur de savoir » et que vous l’avez convaincu que la télévision ce n’est pas le Diable, il reste à le mettre en scène. Cela ne veut pas dire que vous lui faites jouer un rôle qui n’est pas le sien, ce serait ridicule et inefficace, mais que vous le mettez en condition pour qu’il s’adresse non pas à vous mais aux millions de téléspectateurs qui le regardent.

Ainsi, la première règle que je me suis toujours assignée, c’est de ne jamais filmer un de mes « passeurs de savoir » en majesté assis derrière son bureau. Je les ai toujours filmés en mouvement en train de marcher, de monter des escaliers, d’ouvrir des portes, de longer des couloirs, de déboucher au sommet d’une tour ou d’un terrasse ou d’arpenter des jardins. Il y a quelques jours je suis tombé sur des images du Pape Benoît XVI, une caméra portée à l’épaule suivait au plus près le Saint Père, une porte s’ouvrait et l’on découvrait l’immense salle des audiences publiques en même temps que l’on entendait les acclamations de la foule. L’émotion de ces images est intense et la perception du message immédiate. Dans ce cas précis la « mise en scène » par la caméra de l’audience pontificale aura été certainement beaucoup plus efficace que si l’arrivée du Saint Père avait été traditionnellement filmée depuis la salle.

Mais revenons à la mise en scène de mes propres émissions. Si vous interviewez un savant dans son fauteuil, vous ne parvenez pas à le faire sortir de son rôle institutionnel. Si vous marchez avec lui, il vous répondra avec beaucoup plus de naturel et de simplicité. Dès lors, il devient accessible, le mur que sa fonction, ses titres et son savoir, dressait entre lui et les téléspectateurs, tombe de lui-même. Le public peut immédiatement s’identifier à lui et s’approprier les lieux, même les plus impressionnants, dont il est le gardien. C’est à ce moment là que se crée une relation directe et irremplaçable entre le téléspectateur et le médiateur. C’est à mon sens le seul moyen de montrer que tout sujet, même le plus fondamental, est accessible car il existe des hommes et des femmes qui peuvent en permettre l’accès.

Imaginons par exemple, j’espère qu’il me pardonnera mon audace, que je demande un jour à Son Excellence Monseigneur Ravasi de présenter aux téléspectateurs français les richesses artistiques du Vatican dont il est le gardien. Je n’irai pas le filmer dans son bureau où il serait beaucoup trop impressionnant mais je lui demanderai de bien vouloir marcher avec moi dans les couloirs des palais apostoliques et de me parler non seulement de ce qu’il sait sur tel ou tel objet d’art mais aussi de ce qu’il ressent, lui l’homme de foi et de culture, au contact quotidien de ce concentré de merveilles artistiques. Je lui demanderai d’emprunter pour un court instant le trousseau de Saint-Pierre et d’ouvrir symboliquement quelques portes pour révéler aux yeux du monde, non pas des secrets, mais la vérité des lieux où souffle l’Esprit. A ce moment précis la caméra peut tout à la fois embrasser l’Histoire et l’énergie initiale, rendre compte de l’enveloppe esthétique et de l’Esprit qu’elle révèle.

Je vais essayer de préciser encore ma pensée en prenant le cas particulier d’une œuvre d’art. Si moi, homme de médias, je souhaite faire découvrir une œuvre d’art à un large public, deux solutions s’offrent à moi.

La première, la plus traditionnelle, est de construire autour de l’œuvre un discours savant. Vous allez alors parler de la beauté de ses lignes, de l’harmonie des couleurs, de son style, de la matière ou de sa composition pour en tirer du sens. Cela revient à dire, même si bien sûr je caricature un peu : «  Cette œuvre d’art existe et il faut que vous sachiez qu’elle existe car c’est une œuvre d’art… ». Nous ne sommes plus très loin, dans ce cas, de la tautologie…

Il existait en France une magnifique émission de ce type, la série Palette sur la chaîne européenne Arte. Elle radiographiait avec talent une œuvre d’art. Ce magazine était plébiscité par les universitaires et les étudiants qui retrouvaient là de véritables cours d’Histoire de l’Art télévisés mais il n’a jamais été un succès populaire. Ce n’était d’ailleurs pas son objectif.

La deuxième solution c’est de compléter ce discours savant par un récit, une histoire, l’histoire des hommes et des femmes qui ont engendré, découvert, conservé, sauvé souvent, volé parfois cet objet qui va être au cœur de l’émission. Bref à côté du discours savant il faut raconter l’aventure humaine qui a fait de cet objet ce qu’il est ; une œuvre d’Art, une émotion, une aspiration.

(Exemple des Esclaves de Miche Ange ).

C’est cette aventure humaine qui va permettre l’identification et donc l’appropriation par le téléspectateur.

L’identification abolit immédiatement la distance entre l’œuvre sanctuarisée dans un musée et l’homme de la rue.

Mais plus important encore : l’appropriation permet la transmission car une fois que l’histoire de l’objet d’art ou de toute œuvre culturelle est devenue accessible, elle devient transmissible. Ceux qui ont regardé l’émission consacrée à telle œuvre ou à tel lieu de culture peuvent à leur tour en parler et transmettre avec leurs mots ce qu’ils ont retenu de l’histoire qui leur était racontée. Le grand-père va pouvoir en parler à son petit-fils, l’instituteur à ses élèves, les jeunes à leurs amis.

Ce travail rejoint la prière à laquelle je faisais allusion tout à l’heure et chacun devient, à son tour, porteur de lumières.

Quand une telle transmission devient possible, alors je considère que le travail de médiation a parfaitement réussi parce qu’il est devenu pérenne. Ainsi j’essaie de faire en sorte que chaque téléspectateur qui s’est approprié une part de cette histoire culturelle que je leur raconte dans mes émissions puisse à son tour devenir médiateur.

Afin que cette alchimie réussisse, il est primordial que chacun soit à sa place.

En effet, ce n’est pas au professionnel de la médiatisation, à l’homme de l’audiovisuel de porter le message, il doit au contraire mettre son talent au seul service du message et de ceux qui ont la capacité de le porter. J’ai l’habitude de dire que les médias ne sont pas la lumière, ils sont simplement le projecteur qui oriente la lumière. Ce n’est pas, vous en conviendrez, tout à fait la même chose. Ainsi, il existe à la télévision, deux catégories de professionnels et de journalistes. Ceux qui pensent que la question est plus importante que la réponse et ceux qui, à l’inverse, considèrent que la réponse est toujours plus importante que la question et que celui qui la pose ! Je me suis toujours placé dans cette catégorie.

Je le répète, une médiation est réussie lorsque l’émetteur s’efface après avoir mis son talent au service de son sujet. C’est même là, à mon sens la condition essentielle pour que s’instaure le lien de confiance auquel je faisais allusion toute à l’heure et qui est indispensable à toute bonne communication.

Une dernière question se pose et j’imagine qu’elle sera au cœur de vos travaux tout au long de la semaine. Les médias modernes et la télévision en particulier peuvent-ils transmettre efficacement, c'est-à-dire pour un très large public, un message qui touche à la transcendance ?

Très sincèrement je le crois car ce qui est possible pour la culture et pour l’Art doit l’être pour le message touchant à la transcendance et à la foi.

Si les quelques pistes de réflexion que j’ai tenté de tirer de mon expérience professionnelle peuvent venir alimenter le débat, j’en serai particulièrement heureux. En revanche je n’aurai pas la prétention de construire un discours sur l’adaptation du message religieux aux médias de masse.

Dans ces matières, c’est à vous d’éclairer le chemin.

Ici, je ne suis qu’une brebis et vous êtes les pasteurs.


Je vous remercie.